ROI

Après cela, tout fut simple. Même le monarque néophyte qu’était Ben n’eut guère de mal à savoir quoi faire de tous ces sujets stupéfaits. Il les fit relever et les conduisit à Bon Aloi pour le festin de la victoire. Jusque-là, les choses avaient été difficiles et le redeviendraient peut-être dès le lendemain. Mais le reste de la journée se présentait sous les meilleurs auspices.

Il fit embarquer ses amis, le Maître des Eaux et sa famille, et les seigneurs de Vertemotte dans le rase-lac, tandis que les soldats et autres suivants étaient invités à camper sur le rivage. Il fallut plusieurs traversées pour acheminer tout le monde, et Ben se promit de faire construire un pont avant la prochaine fête.

Il assembla ses invités dans la grande salle et les fit asseoir autour d’une série de tables à tréteaux disposées les unes au bout des autres. Il se souvint un peu tard que Bon Aloi n’avait peut-être pas de quoi nourrir tout ce monde-là, mais son inquiétude était vaine : le château, comme s’il avait senti la victoire, avait retrouvé une énergie nouvelle et fournit généreusement ce qu’il fallait.

Ce fut un festin magnifique, une fête à laquelle tous participèrent. On but et on mangea avec appétit, on proposa des toasts, on conta des aventures. Il régnait une camaraderie qui effaçait toute méfiance éventuelle. Un à un, les convives se levèrent à la demande de Questor et prononcèrent un serment de loyauté et de soutien inconditionnel au nouveau roi de Landover.

— Longue vie à Ben Holiday ! dit le Maître des Eaux. Que vos succès futurs soient à la mesure de celui d’aujourd’hui !

— Que vous puissiez garder la magie et l’utiliser à bon escient, Sire, déclara Strehan, le front plissé.

— Noble Seigneur ! cria Fillip.

— Puissant Seigneur ! cria Sott.

Ah ! ce fut une drôle de salade, mais elle était bienvenue. Les uns après les autres, tous lui présentèrent leur allégeance et leurs vœux de réussite ; et, chaque fois, Ben remercia avec courtoisie. Il y avait lieu de se déclarer optimiste, même si les lendemains devaient s’avérer difficiles. Le Paladin était revenu, la magie avait repris des forces dans la vallée, et Landover pouvait enfin espérer retrouver son allure pastorale d’antan. Ce serait lent, mais cela aurait lieu. La brume disparaîtrait et il ferait de nouveau soleil. Le Ternissement s’effacerait et Bon Aloi mériterait son nom une nouvelle fois. La maladie qui frappait les Bonnie Blues serait anéantie. Les forêts, les prairies, les collines guériraient, les lacs et les rivières seraient purifiés. Les animaux sauvages pourraient proliférer. Tout renaîtrait.

Et un jour, un jour encore lointain, peut-être le dernier qu’il vivrait, la vision splendide qu’il avait eue chez les fées se réaliserait.

Cela peut arriver, se dit-il. Je n’ai qu’à y croire. Je n’ai qu’à rester honnête et fidèle. Je n’ai qu’à continuer à y travailler.

À la fin du tour de table, il se leva.

— Je suis avant tout votre serviteur, déclara-t-il d’une voix posée. Le vôtre et celui du royaume. Je vous demande d’être la même chose les uns envers les autres. Nous avons beaucoup à faire. Nous devons cesser de polluer les cours d’eau et de ravager les forêts de nos voisins. Nous devons travailler ensemble et nous enseigner mutuellement comment protéger et respecter notre terre. Nous devons former des alliances commerciales qui faciliteront les échanges entre les peuples. Nous devons mettre en place des programmes de travaux publics pour réparer nos routes. Réviser nos lois et établir des tribunaux pour les appliquer. Échanger des ambassadeurs, ici et parmi tous les habitants de la vallée, et nous réunir régulièrement à Bon Aloi afin d’exprimer nos doléances d’une manière mesurée et constructive. Nous devons trouver le moyen d’être amis.

Tous levèrent leur verre en son honneur, plus pour accepter l’intention que pour jurer qu’elle était réalisable. Il en était conscient, mais c’était un bon début. Bien d’autres idées devaient être réalisées : un système d’imposition, une monnaie commune, un recensement, etc. Il y avait d’autres projets, auxquels il n’avait même pas encore commencé à penser. Mais l’heure viendrait où il trouverait comment tout mettre en place.

Il repensa à la bataille entre le Paladin et la Marque d’Acier. Il n’avait encore révélé à personne qu’il avait découvert le lien entre le chevalier et lui-même. Il n’était pas certain de l’avouer un jour. Il se demandait s’il pourrait faire revenir le Paladin au besoin. Il croyait que oui. Mais il était terrifié à l’idée de la transformation qu’il avait subie : les sentiments et les émotions partagés avec son champion, les souvenirs de batailles et de mises à mort. Il secoua la tête. Il faudrait une très, très bonne raison pour qu’il convoque de nouveau le Paladin…

L’un des seigneurs proposa de boire à la santé du nouveau roi. Ben remercia et but. On pouvait compter sur lui de ce côté-là, pensa-t-il.

Il changea de sujet. Il devait se mettre immédiatement à restaurer le Cœur. La bataille avec la Marque avait causé de nombreux dégâts. Le sol avait été défoncé, les coussins de velours blanc déchirés, les mâts porte-drapeaux brisés. Il fallait absolument réparer tout cela. Le Cœur avait une valeur particulière pour tous, mais encore plus pour lui.

— Ben.

Salica quitta son siège et vint s’asseoir près de lui en levant son verre.

— Au bonheur de notre roi, dit-elle d’une voix bien douce au milieu du bruit ambiant.

— Je crois que j’ai trouvé le bonheur, Salica. Toi et les autres m’avez aidé à le découvrir.

— C’est vrai ? demanda-t-elle en l’observant de près. Alors, la douleur d’avoir perdu quelqu’un dans ta vie précédente ne te hante plus ?

Elle voulait parler d’Annie. L’image de sa femme disparue passa brièvement dans l’esprit de Ben. Sa vie d’avant était terminée. Il n’y retournerait pas. Il se sentait désormais capable d’accepter cela. Il n’oublierait jamais Annie, mais il pouvait se permettre de la laisser reposer en paix.

— La douleur ne me hante plus, répondit-il.

Les yeux verts de Salica s’étaient fixés sur les siens.

— Peut-être me permettras-tu de rester auprès de toi assez longtemps pour t’en assurer, Ben Holiday ?

— Je n’y renoncerais pour rien au monde.

Elle se pencha sur lui et déposa un baiser sur son front, un sur sa joue et un dernier sur ses lèvres. Autour d’eux, la fête continuait.

Il était plus de minuit lorsque le festin prit fin et que les invités se retirèrent dans les appartements qui leur avaient été réservés. Ben avait salué tout le monde et pensait avec délices à rejoindre son propre lit lorsque Questor vint le trouver, l’air légèrement embarrassé.

— Sire, commença-t-il. Sire, je regrette de venir vous troubler avec un problème si dérisoire à cette heure-ci, mais il faut résoudre la question, et je vous crois le plus qualifié de nous tous pour vous en occuper. (Il s’éclaircit la gorge.) Il semblerait que l’un des seigneurs soit venu au château accompagné d’un compagnon canin, et celui-ci a disparu.

— Un chien ? demanda Ben en haussant les sourcils.

— Je n’ai rien dit à Abernathy…

— Je vois. (Ben jeta un regard à la ronde, mais Fillip et Sott n’étaient pas en vue.) Et vous pensez que…

— Simple hypothèse, Sire.

Ben poussa un soupir. Les ennuis du lendemain lui tombaient déjà dessus. D’ailleurs, c’était déjà demain. Il sourit malgré lui.

— Allons, Questor, partons à la recherche des lutins et voyons s’ils se sont offert une petite gourmandise interdite.

Le Noble Seigneur Ben Holiday, roi de Landover, commençait sa journée plus tôt que prévu.